New York... Mon arrivée en Trump...!

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Le 2 décembre 1985, j’exposais timidement mes tableaux à l’hôtel Mirador, au Mont-Pèlerin. C’est lors de cet événement que j’ai rencontré une cliente de l’établissement. Une dame au look américain, pas mal excentrique et exubérante. Passionnée par mon style d’expression au crayon, elle m’a demandé de lui fournir quelques "slides" de mes tableaux, dans le but de les montrer à un ami, propriétaire d’une galerie à Manhattan. J’avoue que c’est sans trop me faire d’illusions que j'ai remis la petite boîte de diapositives à cette personne dont je ne savais rien. Quelques mois plus tard, je recevais un téléphone d'outre-mer. La dame en question refaisait surface et m'expliquait avec un enthousiasme débordant que, lors d'une soirée mondaine, elle avait rencontré un dénommé Dan, propriétaire de la galerie Christen Richard, à New-York. Elle avait réussi à lui montrer mes œuvres et le verdict s'était traduit par quelques mots lâchés distraitement. Il me voulait dans son bureau avec les originaux de mes œuvres. La "belle américaine" s'était empressée de prendre un rendez-vous avec le personnage, un certain mardi à 10 heures…, à peine 2 mois plus tard. Deux petits mois pour tout rassembler, empaqueter une quarantaine de tableaux encadrés (ceux qui sont du milieu savent ce que ça représente…) trouver deux billets pas cher et foncer là-bas. Elle me donnait 10 minutes pour réfléchir… Largement assez par rapport aux décisions que j'ai été amené à prendre plus tard, dans ma carrière d'artiste.

C'est en compagnie d'Isabelle, que je me suis retrouvé dans un immense bureau de la 5ème avenue. Timide, impressionné et étourdi, devant un gars qui nous avait à peine dit bonjour et qui nous offrait généreusement 10 minutes de son précieux temps pour vendre notre salade. Les quelques mots d'anglais que je bredouillais à l'époque avaient l'avantage d'éviter de me faire dire trop de conneries. Il feuilletait mes œuvres avec la même passion que l'on consulte un calendrier d'images helvétiques accroché dans une salle de bain. Isabelle était aussi convaincue que moi qu'à 10 heures 10, nous nous retrouverions tous deux dans la rue avec tout notre « barda ». Et bien non! Dan a fini par sortir de son mutisme et nous a demandé ce que nous avions de prévu pour le lunch. Je n'ai pas pu m'empêcher de lui faire comprendre que, venant d'une "cité" comme Chardonne, tout aussi importante mais bien moins énervée que New-York, les pages de mon agenda n'avaient été remplies que jusqu'au jour même à 10 heures 10… Nous avons donc été conviés à partager sa table afin qu'il puisse nous étaler ses projets concernant notre avenir. Un certain soulagement s'est traduit par un croisement de regard avec Isabelle. On allait peut-être bientôt pouvoir exposer mes tableaux dans le nouveau monde. Peut-être même sur Broadway, qui sait… On pouvait rêver. En tant que professionnel du rêve, c'est quelque chose qui m'était autorisé.

Notre premier dîner d'affaire! Un tantinet crispé, dans un troquet à 180 mètres au-dessus du niveau de la foule. Un décor pompeux, un personnel affable… Pas d'assiette du jour… Nous n'étions pas seuls, vu qu'un pote de notre nouvel ami s'était joint à nous. Dan nous l'a présenté comme étant le propriétaire du bâtiment où nous étions attablés. Un dénommé Donald Trump. Sympa...! Moi j'aime bien quand l'patron du bistrot fait la tournée des tables. Seulement là, y s'incrustait le monsieur en question. Et puis ça parlait en patois new-yorkais et on n'y comprenait que dalle. On savait juste qu'ils parlaient des tableaux, vu qu'ils se passaient les fameuses diapos. Ils ont fini par se souvenir que nous étions là et nous ont fait comprendre qu'ils allaient organiser la plus belle exposition de ma carrière. Sur Broadway…?! Tu crois?! Chose importante, les 40 tableaux que j'avais amenés avec nous ne suffisaient pas. Nous étions en septembre; l'expo en question était prévue pour décembre. Il fallait donc que je me mette au travail. "Arrangez-vous pour prolonger votre séjour… Dites-nous où vous auriez envie de travailler, aux États-Unis… On s'occupera de tout…!" Et ils se sont occupés de tout. Quelques semaines plus tard, nous étions dans une station privilégiée de Floride. Isabelle noircissait sa peau au soleil pendant que je noircissais mes feuilles blanches. L'exposition s'organisait sans nous dans la "Big Apple". Nous ne savions toujours pas si ça se passerait sur Broadway. C'était énervant. Des gens nous appelaient régulièrement pour régler des détails techniques. Entre autres, il leur fallait un journaliste de « chez nous », capable de couvrir l'événement pour le public suisse. Oui, j'en connaissais un. Raphaël Guillet qui avait écrit toute une page dans le Matin lors de ma dernière expo en suisse. Raphaël s'est retrouvé tout aussi étourdi que nous lorsqu'il a reçu son invitation d'outre-mer, accompagnée d'un billet d'avion et d'une réservation d'hôtel…

Plus de 3'000 invitations nominatives ont été envoyées dans tous les Etats-Unis. Quand Donald Trump fait quelque chose, y faut que ça se sache. L'événement a eu lieu le 1er décembre 1985... Deux ans exactement après ma première exposition "sérieuse" au Mont-Pèlerin. Au fait, pour la petite histoire dans l'histoire, ils ont oublié de nous en envoyer une invitation à notre nom… Le jour "J", impossible d'approcher l'édifice. On a argumenté pendant près d'une heure avec 2 gorilles pour que l'un d'entre eux daigne appeler un responsable. Le premier décembre 1985, c'était la première soirée de vernissage, au 64ème étage de la Trump Tower (…tant pis pour Broadway!). Ceux qui se sont déjà aventurés dans l'entrée publique de cette célèbre tour peuvent se faire une idée de la "couleur" de l'endroit. Pour moi, l'émotion était à son comble et j’avoue qu'il m'a fallu plusieurs années avant de prendre conscience de la chance que j'ai eu de me retrouver là, avec Isabelle et mes gribouillis.

Pour un artiste, l'aventure américaine forme le caractère. En ce qui me concerne, elle m'a aussi ouvert des portes. Après la Trump Tower, mes tableaux ont voyagé sur tout le continent. J'ai récolté bien des éloges des américains de "la haute", mais je m'en suis également pris dans la gueule. Comme par exemple la fois où l'un d'entre eux a dépensé l'équivalent de 6'000 Frs pour s'offrir "le tableau de sa vie". Il l'a payé cash et en grand spectacle devant l'assemblée… Et bien il n'est jamais venu le réclamer après l'exposition… Parti sans laisser d'adresse… Dans mon entourage, j'en ai vu se saigner le budget pour un original au point que s'en était gênant pour moi. Bon sang ce que c'est bon pour les tripes que de voir que son travail compte vraiment aux yeux de quelqu'un. Je sais, j'suis trop sensible. C'est le défaut qui me nuit le plus. J'ai vécu des vernissages grandioses, là-bas. Mes tableaux ont été accrochés dans des endroits merveilleux. Mais il m'est également arrivé de traverser la "grande gouille" pour une "présence indispensable" comme y disaient, et m'entendre dire en arrivant là-bas : "On a oublié de vous avertir que l'exposition était reportée de 2 mois… Revenez donc à ce moment là… Sorry…"

Et puis je me suis peu à peu fatigué de ce parcours artistique sur fond de rodéo. De risquer ma peau pour récupérer un malheureux tableau dérobé ou de carrément voler une voiture pour en sauver 19 autres des mains d'une hystérique. Quant à Donald, je ne l'ai jamais revu. A l'époque, il avait besoin de se faire connaître en Europe. Le petit artiste helvétique avec son crayon fou… Ça tombait à pique.

Lequel des deux s'est servi de l'autre…? Peu importe, dans le fond.

Didier Mouron, 1999

 

 

 

New York 1985 - Photo Raphaël Guillet